Le résultat du deuxième tour des élections présidentielles au Chili le 17 décembre reste incertain. Le taux d’abstentionnisme, de plus de 50 % lors des derniers scrutins, brouille les prévisions. Cadem, une maison de sondages, qui s’est déjà trompé au premier tour, a annoncé une égalité statistique entre les deux candidats.
À la suite aux élections du 19 novembre sont en ballotage, l’ex-président Sébastian Piñera (2010-2014), candidat de Chile Vamos (centre droit). Et le sénateur Alejandro Guillier, candidat de la coalition gouvernementale, Force de la majorité. Rien neuf, pourrait dire le lecteur informé. Ces deux coalitions ont déjà rivalisé cinq fois depuis 1990.
Cependant, la joute électorale masque cette fois le déplacement des plaques tectoniques vers le progressisme au Chili. Une période nouvelle, qu’une victoire de Guillier viendrait confirmer le 17 décembre.
Piñera déstabilisé

Le 20,33% obtenu par le Frente Amplio a changé la donne au Chili
Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’ex-président Sébastian Piñera a été déstabilisé par les résultats du premier tour, le 19 novembre. Il n’a obtenu que 36,6 %, lorsque le pire scénario de son équipe était de 40 %. Ce résultat inclut un vote de pénalisation à une classe politique, associée par l’électeur aux nombreuses dénonciations de corruption.
Sébastian Pinera prônait la défense de la démocratie des consensus des années 90 et a utilisé dans sa campagne l’image du premier président après dictature de Pinochet, Patricio Aylwin. Or, les électeurs ont donné un maigre 5,8 % à la candidate présidentielle de l’aile droite de la démocratie chrétienne (DC) Carolina Goïc. Une alliée potentielle de Piñera. Une tendance confirmée avec la défaite de l’emblématique sénateur de la DC, Andrés Saldivar, entre autres.
Les électeurs ont donc contredit les présupposés de sa campagne. Ils ont appuyé à 55 %, les candidats qui défendaient les réformes de la présidente Michelle Bachelet ou qui proposaient de les approfondir. Le diagnostic d’une prétendue opposition de la classe moyenne aux réformes s’est avéré erroné.
Ses promesses d’affaiblir la réforme fiscale, de congédier des fonctionnaires, de réviser les programmes sociaux mais évalués, de reconsidérer la réforme de l’éducation ne l’ont pas aidé. Son engagement de retour de la croissance économique ne reposait que sur son flair d’homme d’affaires réussi.
Fragilisé, il s’est vu forcé de regrouper la droite, il a accueilli dans sa campagne pour le deuxième tour, le candidat de l’extrême droite Juan Antonio Kast ; le nouveau sénateur Felipe Kast d’Evopoli, la nouvelle droite libertarienne ; ainsi que son rival des primaires, le populiste sénateur Manuel José Ossandon.
Tous contre Piñera ?
En même temps, pour élargir sa votation, il a dû incorporer des sujets qu’il avait critiqué avant le 19 novembre, dont la gratuité en enseignement supérieur, des changements dans le régime de pensions, le pardon de la dette des étudiants au CAE.
Piñera a perdu le contrôle des thèmes de la campagne pour le deuxième tour. Il a mis en veilleuse ses critiques aux mauvaises réformes du gouvernement de Michelle Bachelet. Ses écarts de la vérité, telle l’affirmation, sans faits pour l’appuyer, de votes marqués en faveur de ses rivaux le 19 novembre, lui ont fait tort. Ces contradictions et les piñericosas, censées lui rendre sympathique n’amusent personne.
Il s’est même résigné à promettre aux électeurs que s’il est élu il changera la controversée loi de la pêche et l’aquaculture. Une législation de son gouvernement et entachée par la collusion de son ministre Pablo Longueira avec l’entreprise Corpesca.
D’ailleurs, la consigne «Tous contre Piñera» semble avoir pris de l’ampleur auprès de secteurs de gauche qui n’appuieraient normalement pas Alejandro Guillier. C’est ainsi que le Chili se prépare à aller à contrecourant d’autres pays latino-américains.
Guillier peut-t-il gagner?

Débat organisé par ANATEL le 11 décembre. Gagnera Guillier?
C’est contre toute attente donc que le sénateur Alejandro Guillier semble voguer vers une victoire au nom de la Force de la majorité. Une coalition, héritière de la Concertation de partis pour la démocratie, qui a gouverné le Chili de 1990 à 2010. Alejandro Guillier n’a obtenu que 22,7 % des votes le 19 novembre. Il était le candidat d’une option divisée, abandonnée par la DC, un pilier du gouvernement.
Ayant, malgré tout passé au deuxième tour, il incarne un nouveau souffle. La Force de la majorité s’est réunifiée derrière Guillier. La coalition censée poursuivre l’œuvre de Michelle Bachelet peut maintenant aspirer à gagner l’élection si Guillier rallie la plupart des votes progressistes du 19 novembre.
Le soutien du 20,3 % qui a choisi la leader du Front élargi (Frente Amplio, FA), la journaliste Beatriz Sanchez, est essentiel. Le FA est une coalition électorale de 14 partis et mouvements. Le FA appelle officiellement à voter contre Piñera, mais il ne donne pas son appui formel à Guillier car son programme ne va pas aussi loin.
Pourtant, Beatriz Sanchez et autres chefs de file du FA ont donné leur appui personnel à Guillier. Cela vise surtout d’empêcher une victoire de la droite. Carlos Ruiz, l’intellectuel du FA a également dit qu’il votera Guillier pour éviter un nouveau gouvernement de Piñera.
Virage au progressisme ?
Forcé par le vote du FA, le candidat Guillier a accentué son discours pour une société de droits, qui est différente de celle où les forces du marché imposent leur hégémonie sur la communauté. Dans cette perspective, la question du droit à l’éducation de qualité, aux pensions solidaires, à la santé, acquiert une nouvelle dimension.

Carlos Ruiz, Directeur du départment de sociologie de l’Université du Chili. L’idéologue du Frente Amplio
Il a confirmé un programme de gouvernement centré sur le changement dans la continuité. Guillier a ainsi ajouté à son programme, entre autres, le pardon des dettes des étudiants, le CAE, pour 40 % des plus vulnérables. C’est que la sauvegarde de l’héritage de la présidente sortante, Michelle Bachelet (2006-2010 et 2014-2018) s’est transformée en facteur clé du deuxième tour.
Or, derrière les apparences de continuité dans le changement, l’éclosion du FA, n’est pas parue de nulle part. Il est fortement lié aux mouvements sociaux de 2011, des étudiants pour la gratuité, de retraités et contre les AFP (Caisses de retraite privées). Des mouvements qui ont défini l’agenda public.
Il s’agit d’acteurs critiques du modèle économique. Le FA, s’attaque également aux négociations en coulisse de la classe s et réincorpore les mouvements sociaux à l’action politique. À différence du 20 % obtenu par le candidat populiste Marco Enriquez Ominami en 2009, le FA est rentré au parlement. La substitution de l’élection de type binominal par la proportionnelle Hont a permis l’élection de 20 députés et un sénateur. Le FA est ainsi devenu la balance de pouvoir au Parlement.
Derrière la joute du 17 novembre entre Sébastian Pinera et Alejandro Guillier, se pointe la confirmation d’un tournant résolu vers le progressisme dans le pays des grandes Alamedas de Salvador Allende.